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15 août 2012 3 15 /08 /août /2012 09:51

Il y a quelque temps, Roja est morte. Je l'ai appris par mon fils aujourd'hui en lui demandant des nouvelles au téléphone. La dernière fois que je l'ai vue c'était il y a cinq ans. Elle avait quatre-vingt-dix ans à cette époque. Je crois qu'elle m'aimait bien et je l'aimais comme ma propre grand-mère. Elle était très en forme, elle me présentait à toutes ses amies et nous avions de longues conversations amusées en bulgare, sur le banc dans la ruelle quand il y avait de l'ombre, ou à l'abri sur le banc dans la courette quand il faisait trop chaud ou que l'air froid descendait de la forêt sur la montagne quelques minutes avant le coucher du soleil.

 

Elle ne s'intéressait pas à la politique. Elle disait que "la politique c'est le vol." Quand on essayait d'approfondir la question elle regardait la fontaine d'un air ignorant et elle disait: "Niama nichto interessno s tezi... Znatchi, momtche..." Quand son mari regardait les nouvelles à la télévision elle allait arroser ses légumes en souriant. Alors nous parlions du village et des malheurs des gens, des ordures dans la rivière, des différents mérites des différents bergers pendant les différentes saisons, des fruits qu'on trouvait dans la forêt, des règles de l'arrosage du potager, des chemins pour traverser la vallée, des habitudes des cigognes, de la tombe de ma belle-mère sur laquelle nous allions parfois verser un peu de vin, de ce qu'on pouvait trouver, de ce qu'on pouvait ne pas trouver et de ce qu'on ne pouvait jamais trouver dans l'épicerie du village qui faisait en tout et pour tout 12 m², de l'intérêt d'aller voir ailleurs qui y était ou de rester seul là où l'on était en sombrant peu à peu dans le bonheur et l'oubli, du meurtre à la hache vingt ans auparavant dans la maison abandonnée sur la place du village, de la méchanceté de telle ou telle vieille ou jeune peau à l'autre bout du hameau, des maisons des tziganes dans le village d'à côté et de l'amie tzigane que Roja avait eue quand elle était enfant et qui était morte en 1946, des enfants du propriétaire mort de la maison d'à côté qui se déchiraient depuis dix ans pour savoir quoi faire de cette pauvre bicoque alors qu'elle commençait à tomber en ruine, des différentes attitudes possibles envers le tabac et l'alcool et des bienfaits de la sieste. Et puis tout à coup, en plein milieu de la conversation, elle disait "Haide, sega... Akouline..." et elle allait se coucher.

 

C'était une petite femme d'apparence frêle et chétive au dos un peu voûté qui avait été une vraie beauté dans sa jeunesse à en croire les photos jaunies que m'avait fièrement montré Gosho. Elle portait un pull ou un gilet de laine sans manche été comme hiver, par tous les temps, même lorsqu'il faisait quarante à l'ombre. Un chirurgien du coeur réfractaire aux ondes électro-magnétiques m'a dit un jour dans une soirée un peu arrosée que la laine constituait un étonnant bouclier magnétique pour les heureux propriétaires d'un pacemaker et que c'est une des raisons pour lesquelles les vêtements en laine sont les plus magnifiques qui soient. Je ne sais pas si Roja savait qu'elle portait sur elle un bouclier magnétique mais sa technique pour vivre heureuse et vieille était simple: elle se levait au lever du soleil, se couchait au coucher du soleil, emmenait tous les matins sa dernière chèvre jusqu'au rendez-vous du berger au bord de la rivière au sud du village, la rivière qui s'écoulait vers le sud-est en direction du massif des Rila dont on voyait les sommets enneigés à soixante-dix kilomètres de là, et en fin d'après-midi elle revenait prendre sa chèvre et remontait la ruelle entre les maisons de brique abîmées avec sa trique, son bouclier magnétique et ses petits claquements de langue amusés.

 

Ses enfants qui mangeaient n'importe quoi et ne portaient pas de boucliers magnétiques étaient morts de différents types de cancer sur leurs soixante ans, dans la petite ville d'à côté. Roja et son mari, non. Gosho avait le même âge. Il était moins vif et moins loquace et il avait quelques ennuis cardiaques mais il descendait toujours ses deux petits verres de rakya maison par jour et il souriait en permanence, quel que soit le sujet de la conversation: les guerres de Yougoslavie, la corruption des gouvernements, la mort de quelqu'un, le truquage du loto, la panne d'une voiture, la cuite d'un voisin, le déclin du pays, l'incendie d'une maison, la perspective d'une opération à coeur ouvert, le principe des boucliers magnétiques. La seule chose qui faisait disparaître son sourire était la maladie d'un enfant.


Roja n'avait jamais vu la Mer noire. Entre les deux guerres mondiales elle avait travaillé deux ans comme bonne à Sofia qui se trouvait de l'autre côté des montagnes au nord à soixante-dix kilomètres par la route et à trente kilomètres à vol d'oiseau, puis elle était revenue vivre dans son village où il n'y avait ni eau ni électricité, elle avait renfilé son bouclier magnétique pour de bon et elle n'était jamais repartie de Popovianeh.

 

"Tu n'as pas envie de venir nous voir à Sofia, Roja?

- Je connais Sofia.

- Tu n'y es pas allée depuis quand?

- Je ne sais plus. Dix ans.

- Tu verrais que ce n'est plus comme avant.

- Les choses ont l'air de changer depuis la Révolution mais en fait elles ne changent pas.

- Tu as raison... Mais comment tu le sais?

- Je vois les gens qui passent ici. J'entends leurs histoires. Je vois les voitures qu'ils conduisent. Je vois leurs enfants.

- Je comprends. Et tu n'as pas envie d'aller voir la mer un jour avec nous, Roja?

- Je n'ai rien à faire dans la mer. Toi tu aimes la mer. Moi je n'ai rien à faire dans la mer. Et puis si je m'en vais, qui va s'occuper de ma chèvre?

- Je pourrais m'occuper de ta chèvre quelques jours.

- Ne me fais pas rigoler."

 

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